compte rendu
Kálmán Thaly. Rodosto et les tombes des émigrés. Édition scientifique dirigée par Ferenc Tóth, texte original traduit du hongrois par Elisabeth Sugár. Budapest: ELKH BTK, 2021.
Voici un ouvrage qui est le fruit d’une magnifique collaboration d’historiens qui ont effectué la remise à jour d’un écrit tout à fait considérable pour l’historiographie hongroise. Rodosto et les tombes des émigrés, œuvre du polygraphe Kálmán Thaly (1839-1909), nous plonge dans une période remarquable du passé hongrois, celle de la fin du XIXe siècle, quand les intellectuels et érudits redécouvrirent les figures des héros nationaux des siècles antérieurs. Depuis la guerre d’indépendance de 1848-1849 et le Compromis de 1867, il était permis de s’intéresser à ces premiers personnages réfractaires à l’hégémonie habsbourgeoise, ce qui constitua cette historiographie nationale et romantique. Parmi eux figurent François II Rákóczi évidemment, mais aussi les Zrínyi ou encore les Bercsényi. Mais c’est bien le premier qui était au cœur de l’ouvrage de Thaly. Paru en 1889, il est aujourd’hui recontextualisé grâce au précieux travail de Ferenc Tóth et d’éminents spécialistes des mouvements de l’émigration hongroise vers la Turquie, György Csorba et Gábor Fodor. Fondé sur la traduction française de l’œuvre de Thaly réalisée par Elisabeth Sugár, le présent livre propose une immersion non seulement dans l’historiographie hongroise de la fin du XIXe siècle, mais également dans le contexte de pré-rébellion que put connaître la Hongrie longtemps avant les mouvements de 1848.
Rodosto et les tombes des émigrés, c’est avant tout une approche historique d’une épopée pré-indépendantiste menée contre les Habsbourg par le prince Rákóczi (1676-1735). Ferenc Tóth, dans une première partie de l’ouvrage, revient amplement sur cette figure, descendant des princes de Transylvanie et qui fut l’un des chefs de la lutte hongroise du début du XVIIIe siècle (1703-1711). L’échec de ces tentatives de rébellion contraignit le prince à émigrer, d’abord en Pologne, puis en France et enfin en Turquie sur la Propontide où il avait trouvé le soutien du Sultan contre l’Autriche. Le rapprochement du prince rebelle et du souverain de Constantinople présentait une ligne de convergence : la lutte contre les Habsbourg. Mais à son arrivée en 1717 la paix venait d’être signée, ce qui ruina tous ses espoirs. Soucieux de sa stabilité, l’Empire d’Autriche imposa à la Sublime Porte l’implantation sur son territoire et loin de la frontière des rebelles hongrois. C’est ainsi que Rákóczi et ses compagnons furent contraints de s’installer à Rodosto, ville sur la mer de Marmara, où ils fondèrent une véritable petite colonie hongroise. Eclairant cette épopée fondée sur l’échec de la rébellion, Ferenc Tóth mène ensuite une réflexion sur une source cruciale, les Lettres de Turquie de Clément Mikes, publiées une première fois en 1794 et dont l’origine et le retour en Hongrie font débat. L’historien achève cette remarquable contextualisation par une réflexion sur l’insertion des émigrés hongrois dans la société levantine de Rodosto, à travers l’exemple des Kőszeghy dont le nom avait évolué en Keösseck. Au moins jusqu’à la fin du XIXe siècle, des familles dont les noms avaient une consonance hongroise demeurèrent dans le paysage socio-professionnel de la ville portuaire et renforcaient les fonctions diplomatiques.
C’est toute la force de la réédition d’une œuvre ancienne que de proposer un éclairage scientifique large. György Csorba et Gábor Fodor se sont livrés à cet exercice en analysant le contexte de la redécouverte des restes des émigrés hongrois à Rodosto, du temps de Kálmán Thaly. Surtout, ils sont revenus sur le contexte politique hongrois de la seconde moitié du XIXe siècle et qui vit les élites se diviser autour de la mémoire de Rákóczi. Bien que héros de la lutte contre les Habsbourg, Rákóczi avait également été déclaré traitre. Ce qui est bien différent au sein des catégories populaires, et en particulier des paysans chez lesquels se développa, y compris plus d’un siècle après sa mort, un véritable culte pour le prince-rebelle perçu comme un héros de la lutte pour l’indépendance. Kálmán Thaly fut un acteur et un promoteur de ce culte qui se renforça dans toute la société hongroise avec la guerre d’indépendance de 1848-1849. Sous sa pression et celle des nationalistes, une expédition partit en 1888. L’historien-poète en était sans doute le membre le plus motivé. Il fit des repérages de tombes, y compris à Constantinople où se trouvait celle de Rákóczi dont la découverte fut pour lui une révélation presque religieuse. Subjugué par sa découverte, il prit des échantillons des herbes de baume qui étaient dans le crâne du prince, du linceul et des objets, pour en faire des reliques qu’il distribua. Toutefois, le projet de translation des cendres des émigrés butait contre la réticence du gouvernement hongrois soucieux de ne pas froisser l’empereur. C’est finalement en 1904 que fut trouvé un arrangement avec le souverain de Vienne, ouvrant la voie au rapatriement des restes en octobre 1906. Progressivement, le culte se mua en mémoire et prit corps à travers les lieux qu’avaient fréquentés les exilés en Turquie. C’est à partir des années 1920 que l’Etat hongrois put donner libre cours à son intérêt pour les racines de son indépendance, en rachetant par exemple la maison de Rákóczi. Grâce à plusieurs photographies, les deux historiens retracent la politique mémorielle hongroise en Turquie, qui est allée jusqu’à faire ouvrir un musée Rákóczi dans la maison éponyme en 1982. De son côté, la Fondation Rodosto fut constituée en 1996 pour repérer et protéger les maisons liées aux émigrés du littoral de la mer de Marmara, signe s’il en faut que cette mémoire est encore bien vivace.
Eclairé par ces deux approches historiques bienvenues, le lecteur peut ensuite entreprendre la lecture de l’œuvre de Thaly, traduite en français par Elisabeth Sugár (1918-2003), une littéraire qui elle-même présentait l’originalité d’être le fruit de l’émigration hongroise en France. Grâce à sa parfaite maîtrise des deux langues, elle put produire la traduction en français du texte original de Thaly. La présente édition s’est attachée à scrupuleusement respecter la traduction d’Elisabeth Sugár, tant pour l’orthographe que pour la syntaxe. L’apport de l’ouvrage dirigé par Ferenc Tóth réside essentiellement dans l’historicisation et la contextualisation qu’il propose de ce morceau d’histoire. Largement enrichi de notes explicatives, tant historiques que géographiques ou généalogiques, l’ouvrage de l’historien-poète est efficacement mis en relief par cette équipe d’historiens. Thaly y exécute un compte rendu de son voyage de 1888-1889 en Turquie, sur les pas de Rákóczi et de ses compagnons de lutte. Dans un style très immersif, le lecteur peut y vivre la redécouverte des tombes des émigrés à Rodosto, et du prince lui-même sous l’église de Galata à Constantinople. A l’aide de nombreuses gravures, peintures, photographies et arbres généalogiques, Ferenc Tóth et son équipe ont pu reconstituer la traque archéologique menée par Thaly dans les maisons et les tombes directement ou indirectement rattachées aux émigrés hongrois. En outre, cette édition scientifique présente le grand avantage de replacer l’ouvrage de Kálmán Thaly dans une dynamique sociologique de groupe en proposant des études ponctuelles, notamment sur les familles Kőszeghy et Bercsényi. A ce titre, les annexes proposent deux pièces d’archives supplémentaires pour aller plus loin et éclairer la présence hongroise sur le bord de la mer de Marmara, c’est le cas en particulier de la relation du voyage de Son Altesse Sérénissime à Rodosto. De la même manière, le lecteur particulièrement intéressé par la question trouvera, en fin d’ouvrage, un catalogue de sources et une bibliographie fort riches, permettant d’amplifier la recherche et d’approfondir certains points. Finalement cette édition scientifique en français de Rodosto et les tombes des émigrés constitue une étape incontournable pour l’historiographie et pour qui veut comprendre les mécanismes proto-indépendantistes à l’œuvre en Hongrie au XVIIIe siècle et leur influence sur les grands mouvements du siècle suivant.
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