recension
Miklós Zrínyi, Remède contre l’opium turc, introduction, traduction et notes de Jean-Louis Vallin. Texte suivi d’un parallèle avec l’Exclamatio de Busbecq, Édition bilingue hongrois-français, Presses Universitaires du Septentrion, 2018, 171 p.
Après l’édition bilingue, en 2005, de La Zrínyiade ou Le Péril de Sziget, épopée baroque de Miklós Zrínyi sur le siège et la chute du château fort de Szigetvár, défendu héroïquement par le bisaïeul du poète (appelé également Miklós Zrínyi) contre les troupes du sultan Soliman, le traducteur, Jean-Louis Vallin vient de publier, également en édition bilingue, l’œuvre en prose la plus importante de Zrínyi, le Remède contre l’opium turc, un appel à la lutte armée de la nation hongroise contre l’occupation ottomane de la plus grande partie du pays; un « Antidote contre la paix du Turc avec le Hongrois », comme le sous-titre de l’ouvrage le précise.
L’Introduction, de la plume du traducteur, constitue une étude approfondie des circonstances historiques et celle des activités multiples de Miklós Zrínyi, « personnalité la plus marquante du XVIIe siècle hongrois » (p. 12) : poète, chef de guerre et homme d’État. Le texte principal de cette Introduction et le système des notes en bas de page se complètent l’un l’autre et facilitent pour le lecteur français de s’orienter dans les événements de l’époque et de mieux comprendre les desseins de Zrínyi, auteur d’un discours si passionné.
Jean-Louis Vallin donne une analyse nuancée de la situation politique où, après le traité de paix de Zsitvatorok (1606), signé par les délégués de l’empereur Rodolphe II et ceux du sultan Ahmed Ier, un demi-siècle de calme relatif caractérisait les rapports des deux grandes puissances. Calme bien relatif, puisque de temps en temps, de petits groupes armés turcs faisaient incursions en territoire hongrois, causant des dégâts matériels et des souffrances personnelles. Cependant, grâce au traité de Zsitvatorok, les Habsbourg pouvaient concentrer leurs efforts à la guerre de Trente Ans. Les princes de Transylvanie, malgré le fait qu’ils étaient vassaux de la Porte Ottomane, jouissaient d’une certaine autonomie, et pouvaient mener plusieurs fois des campagnes militaires contre les Habsbourg en vue d’obtenir la liberté du culte religieux même sur le territoire du royaume de Hongrie, sous l’autorité de Vienne (paix de Linz, 1645).
Les rapports de l’Empire ottoman avec les pays chrétiens ont radicalement changé au cours des années 1650. Ahmed Köprülü (1635-1677), grand-vizir depuis 1656, après avoir mis fin à une crise à l’intérieur de la Porte, voulait rétablir le prestige militaire de la Turquie par de nouvelles conquêtes. Il désapprouva la guerre menée par Georges II Rákóczi, prince de Transylvanie pour conquérir la couronne de Pologne et, après l’échec de la campagne de Rákóczi, en 1658, Köprülü pénétra avec ses troupes en Transylvanie, occupa les forts de Jenő, Lugos, Karánsebes (aujourd’hui en roumain: Ineu, Lugoj, Caransebeş), plus tard, en 1660, Várad (en roumain: Oradea), ville importante. En 1663 (dans le but final de s’emparer de Vienne même), il dirigea son armée vers la Haute-Hongrie et, le 25 septembre, après un long siège acharné, il conquit le château fort d’Érsekújvár (en slovaque: Nové Zamky). L’année suivante, Köprülü mena une nouvelle campagne militaire, cette fois dans la direction de Graz, mais le 1er août, il subit une défaite grave dans la bataille de Saint-Gotthard devant l’armée de la coalition occidentale commandée par Montecuccoli. Malheureusement, les autorités de Vienne se révélèrent incapables de profiter de cette victoire et, dans la paix de Vasvár, le 10 août 1664, d’une manière honteuse, elles reconnaissaient les nouvelles conquêtes turques dans le territoire du royaume de Hongrie (Érsekújvár!) et la souveraineté de l’Empire ottoman sur la Transylvanie. Quelques mois plus tard, le 18 novembre 1664, Zrínyi mourut, tué par un sanglier lors d’une chasse dans la forêt de Csáktornya.
Nous venons d’évoquer ces événements pour essayer de fixer la date de la rédaction du discours de Zrínyi, car le manuscrit n’est pas daté. Selon la note 3 de Vallin (p. 13), « la date de la rédaction et de l’achèvement de l’Áfium est encore aujourd’hui débattue. » Ce qui est sûr, c’est que Zrínyi appelle le Turc un « dragon effrayant » qui « nous a pris Várad, Jenő, a emmené en esclavage des milliers de Hongrois, en a passé beaucoup au fil de l’épée » et il a pillé la Transylvanie, « l’un des plus beaux joyaux de notre couronne » (p. 47). Il s’ensuit que l’Áfium devait être rédigé plus tard que la chute de Várad (le 27 août 1660). Étant donné que Zrínyi ne fait pas mention de la prise par Köprülü d’Érsekújvár dont la perte constituait un danger beaucoup plus grave que celle de Várad, il est probable que Zrínyi ait terminé son œuvre avant le 25 septembre 1663. Mais à l’intérieur de cette période de trois ans, la question de la date précise de la rédaction reste ouverte.
Dans quel but concret l’auteur de l’Áfium s’adresse-t-il à ses lecteurs en décrivant la situation tragique du pays et en décrivant l’impossibilité d’attendre une aide extérieure contre ce mal? Selon l’Introduction de Jean-Louis Vallin, Zrínyi, en considérant la « paix turque » comme un poison mortel, veut ranimer l’esprit guerrier de la nation et définir les principes sur lesquels il faudra « fonder l’armée nationale, instrument de la reconquête », car « [il n’y a] pas de place pour les Hongrois ailleurs qu’en Pannonie: Hic nobis vel vincendum vel moriendum est! C’est ici qu’il nous faut vivre ou mourir » (p. 25). Remarquons, pour l’exactitude philologique, que la traduction de la phrase latine, donnée ici par Vallin, n’est pas précise: vincendum ne vient pas du verbe vivere (vivre), mais de vincere (vaincre), il s’agit donc de « vaincre ou mourir ». Par conséquent, il n’est pas tout-à-fait exact ce que nous lisons dans la note 30, selon laquelle les mêmes termes seront repris en 1836 par Mihály Vörösmarty, dans le Szózat : […] « Ici tu dois vivre et mourir » […] « Itt élned, halnod kell. » Vaincre ou mourir n’est pas exactement la même chose que vivre et mourir. Ce sont deux idées qui ne sont pas loin l’une de l’autre. Mais abstraction faite de cette petite remarque critique, il convient de constater que heureusement, dans le corps du texte (paragraphe 21 et note 60), Vallin traduit correctement par « il faut vaincre ».
Cette Introduction est un tableau excellent de l’époque et une analyse pertinente du discours de Zrínyi. Elle montre la référence de Zrínyi au roi Mathias et l’anéantissement de ses espoirs politiques du fait de la mort brutale de Georges II Rákóczi, pressenti comme futur roi d’une Hongrie réunifiée et la solitude qu’il ressentait à cette date.
Vallin attire, par exemple, l’attention sur la profondeur des connaissances personnelles de Zrínyi: « [une] culture biblique qui voisine en lui avec la culture classique. Ainsi l’Áfium s’ouvre sur un passage d’Hérodote et se clôt par une citation du Livre des Juges » (p. 23). Outre la richesse des sources du discours, l’Introduction souligne la richesse des moyens stylistiques, la « grande variété de tons, passant de la véhémence à l’émotion, du discours argumentatif au discours poétique, […] n’hésitant pas à délaisser le registre soutenu pour recourir à quelque expression familière ou franchement triviale. » De cette manière, il parvient « à transmettre au lecteur la passion qu’éprouvait Zrínyi pour la cause qu’il défendait » (p. 33).
En ce qui concerne la langue de l’Áfium, elle est marquée par des archaïsmes et aussi par une « coloration dialectale », ce qui, naturellement, disparaît dans la traduction française (p. 34). Il faut aussi mentionner « le caractère latinisant du texte » (p. 35) que la traduction n’a pas cherché non plus à reproduire. « Seules ont été conservées en latin dans le texte les citations d’auteurs, avec traduction en note » (p. 37). Par ce procédé, on a réussi à supprimer pour le lecteur français les difficultés qui, pour le lecteur hongrois, par exemple pour les lycéens, nécessitent une explication complémentaire. Il suffira peut-être de citer deux exemples: « Míg az mi militaris disciplinánk in flore volt » sera en français: « tant que florissait chez nous la discipline militaire » (pp. 60-61)ꓼ « determinative » sera « de manière définitive » (pp. 72-73).
Il y a un cas intéressant où Vallin recourt à une solution audacieuse pour trouver un équivalent à l’expression « szabad legény ». Zrínyi affirme que beaucoup de Hongrois accordent un sens si large au mot liberté qu’un soldat, ayant cette opinion, déteste la discipline militaire, « nem tartván semmi szebb titulust mint szabad legény nevet » (p. 84). Selon la version française, un tel soldat « ne voit pas de plus beau titre que le nom de franc-tireur » (p. 85). Dans la note 84 du texte principal de l’Áfium (p. 127), c’est ainsi que le traducteur explique pourquoi, pour rendre le sens de « szabad legény », il a choisi l’expression « franc-tireur » : « Ce mot, qui désigne un volontaire engagé librement pour combattre parallèlement à l’armée régulière, me semble être – en dépit de l’anachronisme – le terme le plus approprié pour traduire ici le hongrois szabad legény […]. »
Ce qui fait l’audace des propositions de Zrínyi à cette date c’est la satire de la noblesse dégénérée, la misère des armées mercenaires, le mode de recrutement de la future armée nationale, les qualités intrinsèques du peuple qu’il faudra instruire. Les questions d’intendance si importantes aux yeux de Zrínyi sont l’organisation du camp, l’équipement des hommes, la solde régulière versée, la quête d’officiers compétents. Zrínyi fait l’appel aux nobles et à l’Église pour qu’ils contribuent financièrement à l’effort de guerre. Ce sont les idées-forces du Remède contre l’opium turc.
Après le texte hongrois du discours de Zrínyi et sa traduction française (avec des Notes de fin copieuses et bien documentées), Jean-Louis Vallin complète la publication de l’Áfium par son étude comparative sur l’œuvre de Zrínyi et la source inspiratrice de l’Áfium, l’Exclamatio de Busbecq. Cette Exclamatio fut publiée pour la première fois en 1581 et rééditée à plusieurs reprises, même en 1663, en édition bilingue latin-allemand. Augier Ghislain de Busbecq (1522-1592), homme d’État et savant, ambassadeur de Ferdinand Ier à Constantinople de 1556 à 1562, composa en latin son « Exclamation ou Projet de création d’une force militaire contre le Turc » pour attirer l’attention de ses lecteurs au danger que la puissance turque constituait pour les nations d’Europe. Dans l’Áfium, nous trouvons beaucoup de passages qui sont en rapport direct avec l’Exclamatio, pour ne citer que le début du texte où Busbecq et Zrínyi évoquent également l’anecdote relatée par Hérodote (Histoire, I, 85) sur le fils muet de Crésus, roi de Lydie, sur ce fils muet qui, en voyant un soldat ennemi qui menaçait de tuer son père, brisant sa mutité, s’écria : « Ne touche pas au roi ! » C’est ainsi qu’en réalisant la gravité du péril turc, on ne peut plus rester muet: au contraire, on doit crier à haute voix pour éveiller la conscience des nations menacées. Mais il y a une différence fondamentale entre les deux discours. Vallin constate que le ton de Busbecq est « informatif, mesuré, sans éclat, sentencieux et moralisateur en quelques endroits » (p. 136). Si nous comparons ce ton avec celui de Zrínyi, nous ne sentons pas la profondeur, l’engagement personnel et la passion qui nous saisit dans l’Áfium. Zrínyi, « en concentrant le regard sur les malheurs de la nation hongroise, en substituant aux évocations historiques la référence à l’actualité brûlante, en plaçant au premier rang la volonté des hommes et les moyens concrets de parvenir à libérer la Hongrie, […] fait une œuvre originale qui dépasse de loin celle de son devancier » (p. 148).
L’étude montre – à partir d’une traduction de l’original latin de l’édition Elzevier – la dette indubitable de Zrínyi à l’égard de Busbecq : le plan tout entier, les mêmes formules pour dire l’aveuglement et la veulerie des contemporains, les débordements crapuleux des mercenaires, avec les citations d’auteurs antiques, le long emprunt à Vegetius, etc. (Aujourd’hui, on parlerait de plagiat.) Elle présente encore comment Busbecq, témoin des faits, reconnaissait à la société ottomane le mérite d’éduquer les hommes pour les élever au-dessus de leur condition première. Elle revèle également le contraste entre Busbecq, qui assigne à la Providence un rôle majeur dans l’obtention de la victoire, et Zrínyi, homme d’action, qui s’en remet à la bravoure des hommes; entre Busbecq, l’humaniste, qui se rêve comme un héros antique, et Zrínyi, qui, bien loin d’aspirer au martyre comme son ancêtre, met toute son énergie à la reconquête territoriale.
En supplément, le volume contient des pièces annexes très utiles. Il y a d’abord la liste alphabétique des « Personnages historiques mentionnés dans les notes de l’Introduction et dans les notes de l’Áfium », avec références concrètes aux numéros des notes où ils figurent. Puis, la liste alphabétique des « Auteurs gréco-romains et textes bibliques mentionnés dans les notes de l’Áfium », également avec références aux notes concernées. Troisièmement, la liste chronologique des « Empereurs, Princes et Sultans au temps de l’occupation ottomane ». Pour les lecteurs français qui ne connaissent pas les noms hongrois des villes qui, depuis le traité de paix de Trianon en 1920, ne se trouvent plus sur le territoire actuel de la Hongrie, un tableau de « Concordance entre les noms des villes » peut faciliter d’identifier les noms des localités dont il est question. On trouve, naturellement, la bibliographie des « Ouvrages consultés pour la présente édition » et, pour pouvoir imaginer dans l’espace les événements historiques (par exemple le déroulement des campagnes militaires), deux cartes géographiques terminent le volume.
Nous devons remercier Jean-Louis Vallin d’avoir fait connaître au monde francophone les œuvres principales d’un des plus grands personnages de notre ancienne littérature, et aussi, d’avoir enrichi pour les lecteurs hongrois de son livre excellent, la connaissance de l’activité et des chefs-d’œuvre de Miklós Zrínyi.
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